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Même si tu vas sur la lune

Un film de Laurent Rodriguez

1 mai 20241h33Documentaire

ENTRETIEN AVEC LAURENT RODRIGUEZ

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Après une carrière d’ingénieur du son, vous passez à la réalisation. Quelle fut l’étincelle à l’origine de ce projet ? Comment êtes-vous entré en contact avec Emmanuel, Sara, Ghaith, Khairy et Hasan ?

Laurent Rodriguez - J’ai longtemps travaillé comme ingénieur du son et nourri parallèlement l’envie de réaliser des films, documentaires et fictions. La question de l’exil me travaille, car elle fait partie de mon histoire : je suis fils de réfugié. Mon père est arrivé jeune en France. Mes grands-parents étaient espagnols et ont fui le franquisme.
Il y a une dizaine d’années, j’ai écrit un projet de film documentaire qui parlait de migration, d’exil et d’identité, mais il ne s’est jamais fait. En 2015, avec l’exode massif de Syriens, j’ai été frappé par les représentations qui nous étaient données. On ne montrait que la guerre et le mouvement. Pourtant, les réfugiés ne marchent pas pour toujours. Un jour, ils s’arrêtent quelque part et essaient de reprendre le cours de leur vie.
Comme un écho lointain de l’arrivée de mon père en France, j’ai eu envie de raconter cette partie de la vie d’un réfugié.
J’ai visité plusieurs endroits, dont un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, jusqu’au moment où l’on m’a parlé de ce programme d’apprentissage du français à destination des réfugiés à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne.
Lorsque j’y suis allé, en janvier 2016, le déclic s’est produit. J’ai rencontré Emmanuel, les enseignants et étudiants de la première promotion de ce programme. J’y ai vu une effervescence, un bouillonnement.
Il y avait l’énergie et la soif de vivre de ces étudiants, mais aussi l’implication et l’engagement des enseignants et de l’université. Il se passait quelque chose. En juin, je me suis rendu au test de français de la deuxième promotion et c’est là que j’ai fait la connaissance de Sara, Ghaith, Khairy et Hasan.

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Malgré l’épreuve que traversent vos personnages en situation d’exil, un climat apaisé, joyeux, règne dans votre film. N’est-ce pas lié au fait que vous filmez une vraie rencontre, une histoire d’amitié entre ces quatre jeunes Syriens, Emmanuel, le coordinateur du programme de la Sorbonne, et vous-même ?

J’ai cherché à donner l’impression au spectateur qu’il rencontrait Sara, Hasan, Khairy et Ghaith, qu’il passait le week-end avec eux. À l’époque les Syriens étaient désignés comme des « migrants ». À mon sens, ce terme véhiculait l’image d’une masse anonyme qui fuyait ; il déshumanisait ces femmes et ces hommes qui venaient en Europe demander l’asile. Il y a eu près de quatre millions de Syriens déplacés, quatre millions de vies ont été bouleversées, quatre millions d’histoires.
Leur amitié s’est bâtie progressivement. Sara, Ghaith, Hasan et Khairy viennent de quatre villes différentes en Syrie et se sont rencontrés à Paris I. Ils ont appris le français dans les mêmes classes et se sont rapprochés autour de la musique de Khairy, en tournant les clips de ses chansons, par exemple. Le film a aussi contribué à créer du lien entre eux.
Dès nos premiers échanges, je leur ai dit que je voulais faire un film « avec » eux, pas un film « sur » eux. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, beaucoup parlé, beaucoup réfléchi. Un lien très fort s’est ainsi tissé entre nous. Progressivement, s’est installée l’idée qu’ils participeraient directement à la fabrication du film. Khairy a contribué à la musique, Ghaith a traduit les séquences en arabe, et Sara a réalisé les animations. Le tournage s’est étalé sur six ans.
Au-delà de leurs personnalités et de leur joie de vivre, je crois que c’est tout cela qui donne cette chaleur au film.

L’écoute, la convivialité autour des repas partagés sont centrales dans votre film et le rendent chaleureux. Cela est aussi lié à votre personnalité et à celle d’Emmanuel, qui semble très engagé auprès de ces jeunes.

L’écoute est un peu intensifiée par le dispositif, même si Emmanuel est comme ça dans la vie et si chacun a su rester naturel en présence de la caméra. Emmanuel est vraiment ce que Boris Cyrulnik appelle « un tuteur de résilience ». Il est bien davantage que le coordinateur du programme de la Sorbonne ou leur professeur. Avant que je tourne, Ghaith, Khairy et Hasan ont passé des week-ends dans sa maison. Emmanuel s’est beaucoup occupé d’eux. Quand le programme a été créé, il enseignait l’anglais et le Français Langue Étrangère à Paris I. L’université lui a proposé de coordonner ce programme. Emmanuel s’est beaucoup investi pour aider les étudiants à se loger et à gérer quantité de questions administratives, soit à aller bien au-delà de sa fonction d’enseignant et de coordinateur. Un élan formidable a eu lieu dans ce département de l’Université Paris I. Aujourd’hui, ce programme n’existe plus. Emmanuel a créé un diplôme universitaire destiné aux étudiants réfugiés.
Quant à la cuisine, c’est un élément important du film qui repose sur une réalité documentaire. Les week-ends chez Emmanuel se passent souvent comme celui du film.
J’ai choisi de filmer ces moments-là parce que j’aime la circulation de la parole autour d’une table où l’on mange. On ne parle pas de la même manière que debout ou dans un salon. Le fait de partager un repas n’est pas anodin. Cela met dans une certaine disposition. On ne partage pas seulement des plats. Beaucoup de petits gestes lors de ces moments dévoilent les personnalités. Tout cela est très vivant. Et pour le spectateur, cela ravive des souvenirs de moments partagés et suscite l’empathie. On sent leur jeunesse, leur énergie et cette joie qu’ils gardent malgré les traumatismes ou les difficultés.

Comment ont-il évolué tout au long de ces six années où vous les avez suivis ?

Il y a eu plusieurs étapes. Les deux premières années sont une phase d’excitation intense, lors de laquelle ils récupèrent un peu de sécurité et de sérénité. Ils ne vivent plus avec la peur de la police ni avec la vue de la fumée constante à l’horizon. Il leur faut apprendre le français, découvrir de nouveaux codes, de nouveaux usages.
Par exemple, en Syrie, les hommes font la bise aux garçons et serrent la main aux femmes, ce qui les a beaucoup perturbés au début. Vivre dans une autre langue est épuisant et les mobilise totalement. Au bout de trois ans, alors qu’ils parlent et écrivent le français et ont intégré les codes sociaux, tous ont traversé une période difficile, car c’est le moment où beaucoup de questionnements refont surface, parmi lesquels celui de leur identité et le sentiment de culpabilité visà-vis de ceux qui sont restés dans leur pays. Ils réalisent aussi qu’il leur est impossible de revenir en Syrie, ce qui est très violent.
Obtenir le statut de réfugié politique, c’est être placé sous la protection de la France. Cela signifie que l’État français reconnaît officiellement que vous courrez un grand danger dans votre pays d’origine. Logiquement, vous ne pourrez plus y retourner tant que vous aurez ce statut. Puis, la question de la double identité et l’acceptation, enfin, s’installent. Aujourd’hui, ils avancent dans la vie, en équilibre dans cet entre-deux décrit par Sara à la fin du film.